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[la] #13 | les anamnèses

Parfois, il parle seul. Il ne parle pas, il discute avec ses fantômes. Il prend la route, longtemps, pour s’entendre se parler. À lui. Sa vie est un voyage, mais sur le chemin, il comprend que c’est aussi la vie des autres. De ceux qu’il voit, de ceux qu’il rencontre, de ceux qu’il regarde et qu’il écoute. Il observe attentif, il est aux aguets. Cherche les bagages de ceux qu’il croise. Parfois on les lui montre. Souvent ils sont cachés. Mais lui, là, est sur la route. Il peut se concentrer, se remémorer. Le soleil se couche au large. Il le sent, le voit. On lui a dit et il l’a cru. Il est crédule, il ne sait pas s’il l’est ou s’il fait mine de l’être. Il ne s’en fiche pas, il doute, seulement. Oui, il doute. Il n’a plus aucune certitude. Il ne sait plus s’il est manipulé, s’il manipule, s’il est dans la grande manipulation de la vie. Trop de questions restent en suspens. Il scrute le ciel, oublie la route. Il compare les nuages à ses questions. Les nuages se déforment et se forment, comme ses interrogations, comme ses rêves. Il ne sait pas s’il rêve ou s’il est conscient. Il croit que peu lui importe, mais il n’en est pas sûr non plus. Il n’est sûr de rien. Ça l’horripile. Quelques fois, ça le soulage. Il file, sur la route, vers les nuages. Vers le soleil qui se couche. Il voudrait atteindre la plage. Pour s’y étendre, pour y écouter le ressac des vagues qui glissent sur la peau de sable. Il ne sait pas s’il atteindra la plage. Il s’en fout. Pour le moment, il roule. Il avance. Il en a l’impression. Ses pensées se déroulent au cours des kilomètres qu’il parcoure. Encore une fois, il ne sait pas où il va. Cette fois, c’est vrai. Il le sait. Il n’y a pas d’arrivée. Il ne connaît que les départs et les arrivées. Il sait qu’entre les deux, il se passe quelque chose. Il y pense. Sans arrêt, il y pense. Et puis, il mélange, il recompose l’entre deux. Il y voit des fleurs, des arbres, des silhouettes, des maisons. Il se souvient des habitats. De leurs formes, de leurs textures, de leurs couleurs. Certaines maisons semblent abandonnées. Ce ne sont que des images peut-être. D’autres, il croit y avoir vécu. Il ne sait plus. Son bagage à lui est là. Fermement ancré dans sa mémoire. Il recompose, oui. Ses souvenirs se trient eux-mêmes. Il ne fait presque plus d’effort pour revivre ce qui lui a échappé. Il roule. Il laisse défiler les pensées au rythme de sa course. Il ne se rappelle plus quand il est parti. Il ne veut pas savoir quand il arrivera. Il croit que c’est la vie. Elle a la même valeur. Imaginée ou vécue. Cela ne l’oppresse pas. Il perçoit qu’il est là, mais il ne sent pas son corps. Il n’y fait pas attention. Pourtant, le vent s’engouffre dans la voiture. Le vent l’absorbe dans son mouvement. Il est donc éveillé. Il ne savait plus. Il sent le danger latent de décrocher. Il sait qu’il est toujours sur le fil. Il ne tombe que dans ses rêves. Il le sait. Sa chute est terrible. Elle l’effraie et l’angoisse. Mais, conscient. Il ne chute pas. Il titube seulement. Il se reprend, ne se laisse pas aller. Il n’a pas le droit. On lui a dit. On attend de lui. Il ne sait pas ce que l’on attend de lui. C’est un mensonge sans doute. On préfère le conserver ainsi, titubant, hésitant. On n’a pas confiance en lui. Il n’a pas confiance en lui. Personne n’y est pour rien. C’est ainsi. Le mouvement est chaotique. Il se raccroche où il  peut. À ce qui dépasse, à ce qu’il voit, à ce qu’il peut. Il croit que les autres font de même. Il n’est pas fier de cela. Il aimerait les aider. Les arrêter dans leur chute. Mais il n’en a pas le contrôle. Il y a cru. Il s’en est persuadé. Puis, il a deviné, petit à petit, par hasard, que cela n’était pas possible. Il l’a assimilé. Cela l’angoisse, mais il ne peut lutter contre. Le mouvement continue. Avec ou sans lui. Il continuera. Avec ou sans lui. Les nuages s’éteignent. Le soleil a sombré quelque part. Il ne l’a pas vu partir. Il ne sait plus où il allait. La plage. Mais où est-elle? Il n’a pas regardé son chemin. Il s’invente des soucis, des problèmes. Il le sait. Il ne peut rien y faire. Il ne sait pas comment font les autres. Oui, les autres. Que font-ils? Eux. Il souhaite seulement être là.

Être là.

 

 

 

note

[la] #12

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J’aime bien le train, même à grande vitesse. J’aime être assis là, sans rien faire, à regarder, écouter, sentir.
J’aime ne rien faire. J’adore ne rien faire. Mais je n’aime pas toujours ce que je regarde, ce que j’écoute, ce que je sens dans le train. Je crois surtout que j’aime y être bercé. Même à grande vitesse. Un inconnu parmi des inconnus qui se regardent, s’écoutent, se sentent, plus ou moins discrètement. J’aime voir que certains ont beaucoup de respect pour les autres alors que d’autres se croient seuls au monde et se fichent bien d’importuner leurs voisins. J’aime cet équilibre entre douceur et férocité. Tout peut avoir lieu, chacun avec ses croyances. Se défendant bien d’être comme l’autre. On pourrait se révolter dans un train. Se soulever ensemble contre n’importe quoi, ou pire, contre n’importe qui. On ne le fait pas. Dans l’avion non plus on ne le fait pas. Mais dans l’avion, nous ne sommes pas bercés. Et puis dans l’avion, même si l’on n’a pas peur, on a peur. On ne comprend jamais vraiment bien comment l’on peut être suspendu là-haut, dans ces tonnes de ferraille.
Non, le train, ce n’est pas la même chose. Les voyageurs sont différents. Le temps y est différent. Et puis, on suit une ligne, tracée, qui ne bouge pas, qui ne change pas.
L’homme nouveau dans le train est exécrable. Il parle dans son téléphone et casse tout le charme du voyage.
Mais j’aime bien le train, même à grande vitesse. Et je ne peux m’empêcher de penser à tous ceux qui ne sont pas là avec moi avec qui j’aimerais être.

la [#11]

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La route est étrange. Son dessin n’est pas tracé, il est en pointillé. Il se perçoit à peine à l’oeil nu… Mes pas tâtonnent, et le reste de mon corps suit mes pas. J’ai perdu tout contact avec la réalité. À force de rêver et de ne plus distinguer le rêve de la réalité je me suis tapi dans un refuge sans issue. Pure construction mentale. Mes rêves ne se mélangent qu’aux rêves des autres, mais ces derniers s’échappent avant le terme. Malgré leur disparition soudaine, je les garde avec moi et leur donnent une autre vie. Mais, ce n’est plus le partage ludique de l’enfant. Mon rêve ne doit pas y être si beau. Il ne vit que par la grâce de l’autre. Je tente vainement qu’il flotte sans s’effondrer, vaporeuse illusion, mais les parties se disloquent une à une et je n’arrive plus à le recomposer. Le réveil est redouté. Dormir pour toujours, étendu là, sans souffle, comme le dormeur du val. Ma réalité n’est-elle pas la vôtre? Ne voyez-vous pas comme moi ces pantins qui s’agitent? Vous le saviez vous que rien n’était réel? Vous me l’avez dit, vous me l’avez soufflé, une nuit, au creux de l’oreille. J’en suis sûr. Je ne puis plus descendre de la branche où je suis perché. La scier serait me couper d’un idéal que j’avais échafaudé avec vous. Vous étiez sereins, là-haut, dans le vent et la lumière. À la dérive. Au gré. C’était plus facile, plus joyeux, plus soyeux. Seul un rai de lumière suffisait. Une note pure guidait le songe. Serait-il insensé de nous y perdre? Je vous accompagne. Les croyances sont tristes. La logique inappropriée. Il n’y a aucune raison de croire en ce qui n’existe pas et, cependant, vous m’avez rejoint, là où vous ne vouliez vous aventurer. Croire en ce qui existe était aussi une lubie. Vous le saviez aussi? Alors pourquoi? Quelle attraction si forte peut vous retenir là où nous tous sommes aveuglés? Que diable se passe-t-il? La déconnection est totale lorsque l’on s’y lance à corps perdus. Les pas y sont incertains mais l’enjeu est légendaire. Surfer là où il n’y a pas de substance. Aucune explication valide valable. La « liberté libre ». La spirale étourdissante du vécu décomposé. La perte du repère inconsistant où seuls les mots et les images prennent un sens véritable. L’absence au possible, au réel démystifié. Juste dans le sens du mouvement des étoiles. La brillance incorrecte qui ne laisse que le fil d’une vapeur d’eau qui s’étiole, et disparaît pour surgir à la vie là où l’on ne l’attend plus. Le voyage ne se termine, il suffit seulement de s’y greffer, sans attente. Le jeu est dangereux, parce qu’il n’en est pas un. Ça aussi vous le saviez. Vous saviez que la folie était si proche de la sagesse qu’on ne pouvait se résoudre à y croire. Le rêve ne s’épuise jamais. Il est là. On s’y rejoint parce qu’il est la seule et véritable expression du réel qui n’adviendra peut-être jamais. Peu importe, cela nous était égal. Parce que le réel appartient aux autres, à ceux qui donnent des règles, des limites, un cadre. Une raison d’être, aussi stupide que serait de définir une raison de ne pas être. Rien ne tient debout par la volonté de chercher des explications. Même quand nous ne serons plus, nous aurons été, et nous serons. Le passage était trop furtif pour lui donner une explication. Nous errons d’une réalité à une fiction, d’une fiction à une réalité. Spectateurs, acteurs drogués par ce même songe. Alors, non ne nous essoufflons pas à courir vers la mort. Elle est dejà en nous. Elle a été définie dès le premier instant, aussi éphémère que la réalité d’un rêve non achevé. Aucune importance à accorder, il n’existe pas de lieu plus serein à celui que nous imaginons être sans y être. Ne me lâchez pas la main, je vous en supplie. Je ne vous demande pas d’y croire, seulement d’imaginer que ce songe est aussi réel que vous ne croyez l’être.

[la] #9

L’homme égoïste.
Ce matin je pressens enfin ce que je dois être.
À rechercher sans discontinuer, par tous les moyens possibles à être aimé, je suis devenu l’homme le plus égoïste, le plus décevant et le plus vil  qui circule nonchalamment dans ce triste dédale du monde des mystères. Toujours est-il que sans l’amour profond et sincère de ces âmes qui m’aiment sans ambages,  je n’aurais jamais pu le voir ni le comprendre. Il est temps de commencer cette cure de désintoxication de moi-même afin de parvenir ainsi à ne plus semer autour de moi la tristesse mêlée à ce parfum de bonheur fardé.
Je m’évapore pour guérir de moi et devenir léger, ou ne plus revenir. Seulement écrire.

Ne plus se voir n’est pas se perdre. Amos est encore en moi.

Anamnèse: Retour à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé (s’oppose à amnésie).

[la] #8

Mes escapades n’auraient donc rien de réel malgré les déplacements évidents et irréfutables de mon enveloppe physique d’un point à un autre du globe. Toutes les vicissitudes qui se succèdent autour de moi devraient m’aider à comprendre que je me perds sur un chemin dont je ne connais ni l’origine ni la destinée. Cette fabuleuse aptitude à échapper au bon sens, à être profondément attentif et à l’écoute, m’accable, me déstabilise. Je me noie dans un tourbillon d’activités que je pensais être nécessaires et suffisantes à la construction d’un semblant d’existence. Or, cette boulimie insatiable d’ardeurs m’éloigne doucement de ce que je suis peut-être vraiment. Si seulement j’étais capable d’accepter la réalité telle qu’elle se présente à moi, en écartant les illusions qui rendent heureux ou font souffrir. L’omniprésence de mes rêves m’aveugle. Cette ivresse idyllique que je crée de toute pièce annihile la présence des signes du réel. Oui, je m’enivre jusqu’à la perte de connaissance de projets, de mots, de croyances pour me complaire dans l’élaboration séduisante d’un moi qui cherche à cacher la cruelle banalité d’une âme qui ne respecte rien, ni ne se respecte. La mise en oeuvre de cette folie dévastatrice d’un moi qui ne cherche qu’à être aimé ne crée que le doute et le désespoir autour de lui. Une manipulation infernale sous forme d’une confession salvatrice qui conduit inexorablement à la déstructuration d’un ensemble apparemment cohérent et harmonieux dont la composition réelle m’est cependant inconnue. Ne pas avoir le courage de se haïr pour se préserver du regard d’autrui est une constatation féroce. La réalité magnifiquement imaginée me ronge insidieusement, détruisant même sur son passage les espaces vierges les plus intimes, les plus reculés d’un moi dont la “non-composition” ne cesse de s’étendre. La désintégration est-elle une manière de se mêler au monde?

 

[la] #7

Je n’ai jamais ressenti l’impression d’avoir abandonné qui que ce soit sur les chemins de mon existence. Je crois même avoir lutté contre cela, à bout de force parfois. C’est étrange et sans doute erroné. Je suis convaincu de me tromper. Il est impossible à quiconque de percevoir ce qu’il ressent profondément. Seul Dieu, s’il s’intéressait aux hommes pourrait éventuellement le deviner. Mais je reste sceptique, pour ne pas avouer mon incrédulité.
Cependant, je peux admettre qu’il est fort probable que certains se soient sentis abandonnés par moi. Et ce, seulement, en me penchant sur mon expérience et mes sensations. Je me suis retrouvé, moi,  par moments, totalement en rade. Sans avoir aucune preuve tangible de cet abandon. Seulement une extrême sensation de « ne plus faire partie » de rien. L’impression d’être zappé, oublié, anéanti.  Disparu.
Mais, le constat le plus dur n’est peut-être pas ce sentiment. Je crois que la plus douloureuse sensation est de l’avoir déjà vécu. Et, là, par la répétition, vous ne pouvez que vous rendre à l’évidence: l’origine n’est pas l’autre, ce serait si facile encore une fois de reporter sur autrui ce dont on est probablement la source. Non! Il faut seulement envisager la cruelle réalité. Se dessiner dans un espace intemporel. Tu es seul. Seul responsable de ton oubli. Et enfin, sombrer ou ne pas sombrer. Mais y  penser est le début d’une chute sans fin. Et Amos n’est plus. Où es-tu Amos? Tous les tunnels ne se terminent  pas par la lumière du jour.

[la] #6

Cette dernière formule ne cessait de me tourmenter. Je comprenais sans peine que je n’étais pas grand chose, à mes yeux et aux yeux des autres. Là n’était malheureusement pas le problème de mes doutes. J’étais capable de l’admettre. Cela ne me préoccupait pas.  Mais  je voulais être conscient: l’avais-je créée de toute pièce? Je n’en savais rien. Elle était là. Elle s’agrippait à moi et paraissait s’immiscer petit à petit jusqu’à se fondre complètement à mon enveloppe charnelle. Sensation étrange que de se laisser absorber par un élément hypothétique, à l’image d’une vigne vierge qui recouvre subrepticement une façade jusqu’à en faire disparaître la moindre trace de son support. Une simple phrase, une suite  élémentaire de mots pouvait-elle se convertir en un mal-être croissant? Avais-je été, à mes dépends, contaminé par mes propres palabres, mes pensées? Je le craignais. Je redoutais mon extrême sensibilité aux mots, et surtout, à leur absence. Parfois ils rôdaient, là, hors-moi, en-moi. Je devinais leur présence similaire à un nuage flottant, sans odeur ni saveur, mais empli d’une terrible force intimidante et imperceptible à la fois. Les mots et leurs représentations imagées s’assemblaient les uns avec les autres, mais je n’étais pas certain qu’ils venaient de moi. Je les entendais parfaitement, distinctement. Ils ne me quittaient pas. Les mots, et par dessus tout les émotions qu’ils suscitent, ne vous abandonnent jamais. J’étais ébranlé par l’évidente interprétation d’une possible réalité. Je commençais à redouter que mon monde, celui  dans lequel il me semblait évoluer, n’était peut-être qu’un état virtuel. La différence entre les deux conditions était on ne peut plus ténue. J’oscillais inlassablement entre mes fictions si concrètes et une réalité qui n’en était peut-être pas une. Une réalité qui me paraissait si lointaine, si éloignée de moi. Je ne m’accoutumais plus ni à moi, ni à ce monde patent. Mon ombre était devenue au fil du temps et de mes périples plus consistante que moi.

[la] #5

Amos n’est pas le seul à avoir changé mon regard sur la vie mais j’ai été immédiatement absorbé par la force de sa pensée et le charme avec lequel il posait ses mots, avec cette élégance naturelle, sur les interrogations qui me hantaient. Je n’ai jamais su s’il me manipulait, moi, cette proie si docile, ou s’il était réellement ténébreux. Avait-il parcouru ce long voyage intérieur qui vous conduit à la limite de vos propres ténèbres?
Je crois que oui. Il émanait de lui cette beauté de l’âme dont on ne peut à jamais se détacher. Cette brillance qui oscille entre le noir le plus profond de la chute sans retour et la radiation explosive et suffocante d’une lumière trop intense que l’on aimerait fuir. Et ce, avec un calme imperturbable et le souci presque divin de ne souffler que le mot juste. Parfois seul le regard suffisait. À d’autres occasions, il appuyait son silence d’un simple sourire éternel, les yeux plongés dans un univers auquel nous n’avions pas accès. Le moment pouvait se dilater ainsi pendant de longues minutes. Vos pensées arrêtaient leur course folle, mais vous étiez conscient de parcourir un cheminement intérieur très lointain. Une épopée dont il ne resterait aucun souvenir, seulement des traces qui vous marqueraient de manière irréversible et vous empêcheraient de revenir à votre condition antérieure. Je ne compris que très tard que nous ne connaissions absolument rien. Que toutes nos certitudes et croyances n’étaient qu’un leurre que nous aimions nous répéter à l’infini pour justifier nos existences. Certains êtres, eux, comme Amos le savent. Ils vous le hurlent de tout leur être et vous ne le voyez pas. Ils vous glissent à l’oreille que vos recherches sur ce chemin sont vaines et vous ne l’écoutez pas. Ils se séparent de leur corps en douceur pour vous entrainer délicatement dans d’autres mondes, et vous ne le sentez pas. Incapables de le suivre. Nous, nous qui sommes si ordinaires et dont la cécité n’est pas admise, nous ne nous risquerons jamais à être ce que nous sommes. Comprendre enfin que l’on n’est rien malgré tout ce qui nous entoure et tous ceux qui nous entourent ne peut conduire qu’à la folie. On se soigne et survit en croyant que l’on existe vraiment. Et nous avons besoin des autres pour enfin se sentir soulagés. Soulagés de croire, en fermant bien précautionneusement les portes de la conscience, que cette utopie est la vie véritable.
Plus je voyageais, plus je sentais que les différences avaient été créées pour nous donner l’illusion d’être vivants. Les formes, couleurs, odeurs étaient multiples et variées. Le fond, lui, l’essence du monde m’apparaissait unique, identique. La même en tout lieu, en tout moment. De jour, de nuit. La réalité n’était qu’une grande fiction où la même scène se déroulait, comme d’interminables scénarios possibles. Même les choses les plus horribles se délitaient dans l’espace. Nous n’étions pas capables de les entendre, ni de les voir, ni de les arrêter. Nous sommes dotés de cet égoïsme universel qui nous rend aveugles à l’autre. Cet autre qui n’est autre qu’une partie de soi. Je pouvais me détacher de plus en plus de moi grâce à ces passeurs que je croisais aux quatre coins de ce magnifique décor. Je pense à un décor, comme celui de la maison de Frida Kahlo, qui a bien pris soin de peindre sa maison avec de nombreuses couleurs très vives presque hallucinantes et de la parsemer de squelettes de plâtres, à taille humaine, qui vous regardent de leurs larges orbites, un instrument de musique à la main. Je compris bien après qu’elle était devant moi et que je ne l’avais pas vraiment vue alors que j’aurais aimé être une seconde en sa présence. Elle avait laissé cette scène de squelettes musiciens aux larges sourires pour nous dire, « tu vois, toi aussi tu es là, au milieu de nous et tu ne te rends pas compte ». Une véritable farce, que l’on pouvait considérer comme artistique et esthétiquement parfaite alors qu’elle me disait seulement, avec un humour et une lucidité que je n’avais pas perçu: « Toi aussi tu n’es rien, regarde… Comprends-le enfin et cesse de lutter. »

[la] #3

« Ne pas être à la hauteur de ses rêves peut se transformer en un véritable cauchemar. » Anonyme

*

Les voyages s’inscrivent les uns après les autres, comme les mots qui se suivent sur les  feuilles de mes cahiers noirs. Certains sont rouges, d’un rouge vif, écarlate. La plupart sont cornés par l’usage. Ils m’accompagnent toujours et en tous lieux. Par habitude “professionnelle” mais avant tout par crainte d’oublier ce pourquoi je suis là, j’y note les dates, les lieux et quelques fois les personnes avec lesquelles je suis. À l’encre noire, jamais bleue. Je ne sais pas pourquoi. J’aime la calligraphie noire, l’encre de ce noir profond qui ressemble presque à du sang. Pas un instant, je ne cesse de penser aux raisons profondes qui m’amènent à poursuivre ces itinéraires parfois lointains et à remplir ces pages de lignes et de lignes que je ne relirai très certainement jamais. Pourquoi être loin quand on peut sagement rester là? Quelle valeur ont ces mots qui ont été transcrits sous un autre ciel? Bien sûr, ce ciel n’est pas mien, ni de personne d’ailleurs. Je ne crois pas non plus qu’il soit plus beau ici ou ailleurs. Le ciel est toujours beau à l’instant où on y plonge son regard, qu’il soit bleu, noir étoilé, gris ou de ce rouge flamboyant qui annonce la nuit. Il suffit juste de lever la tête, de ne penser à rien et de se laisser absorber par son humeur. Il est vivant et on l’oublie si souvent. Il nous est devenu ordinaire, alors on ne le regarde plus. On veut seulement savoir s’il laissera passer le soleil, ou s’il se couvrira d’épais nuages gonflés de pluie. On ne voit pas plus loin, de la même manière que l’on ne regarde plus le garçon de café qui dépose de sa main ferme, chaque matin, notre café au bord du comptoir. Absents. Nous sommes absents aux autres. Nous sommes absents au ciel. Un endormissement insidieux qui nous éteint à la vie.