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ni queue ni tête (8)

Être différent, c’est être soi. Ni plus, ni moins. Aucune originalité à être différent. La différence est la source de l’individu, sa raison d’être. Être différent permet de souligner les variations entre un être et un autre être. Vivre, c’est se différencier, ne pas être semblable. Pourquoi chercher à effacer ces différences si elles façonnent l’unique représentation de soi ? Aimer être comme, vouloir être comme, comparer des individus qui ne peuvent être comparés. À quelle fin ? Pourquoi faire ? Encore une fois, il est aisé de suivre les coutumes et croyances qui nous entourent et nous rassurent. Rechercher le groupe ou la tendance qui nous ressemble pour éviter d’investiguer ses propres traits de personnalité. Se vouloir autre tout en évitant de voir qui l’on est. Les chemins de traverse sont plus aisés à suivre. Ils nous conduisent là où l’on souhaite aller sans décider quoi que ce soit. Se perdre là où il n’y a aucun refuge, pour ne rien voir, pour ne rien entendre. Ne rien toucher, ne rien sentir ni même sa peau. Seule la peau, son grain, son odeur mêlée à sa saveur peut conduire à la découverte de soi et à comprendre sa différence à l’autre. L’autre est une peau, une odeur, un toucher bien différent de soi. C’est à cet endroit même que l’on découvre que l’on peut être autre que soi. Sans contact physique, il n’y a rien. Aucune trace, un vide, entre soi et soi. La naissance de l’amour ne repose plus que sur la création de l’autre avec soi. La sensation de soi avec l’autre. L’émotion du nous pour deviner le soi. Ne plus être seul, oublier sa finitude en partageant son être et sa différence. Pas un seul instant de doute. Être là.

ni queue ni tête (7)

Le jour avance et la semaine s’achève, le mois finira lui aussi par s’achever. L’envie d’écrire est toujours là, et ce n’est pas suffisant. C’est l’envie de dire qui prime maintenant. Les heures ont défilé et que s’est-il passé ? De quelle semaine s’agit-il ? S’agit-il de la semaine qui doit permettre de continuer à vivre ou de la semaine qui permet de rêver ? Qui décide les affectations de ce temps qui oscille entre labeur et autre chose ? Est-ce que cela se situe au même endroit, dans le même monde ? Il y a eu des tâches à accomplir, des rencontres, des activités qui se sont enchaînées. Des pensées, des actions, des actions qui ont mené à une suite de pensées, des pensées qui ont provoqué des suites d’actions. Où se trouve la frontière ? Est-ce important ? Cela sert-il à quelqu’un, à quelque chose ? Est-ce transcendant ? Si oui, vers quoi ? Vers soi ? Encore des questions qui se lancent en l’air, pour voir ? Quelqu’un peut-il y répondre ? Et le jour avance encore, que s’est-il passé depuis qui puisse changer quelque chose à ce que l’on est, là où on est. Le regarder passer sans intervenir est peut-être la solution. Le regarder passer sans rien attendre en contrepartie est peut-être plus juste. Ne rien attendre est le comble d’une vie sereine. Ne rien attendre de soi ni des autres. Être là, observer, écouter, agir s’il le faut, quand il le faut. Ce n’est pas être attentiste, c’est vivre de manière simple et cohérente. C’est essayer d’être en accord, s’accorder. Ne pas croire ce qui se glisse entre nous, ce qui s’immisce en nous. Juste observer, écouter et agir. Le danger, s’il existe, n’est pas toujours celui que l’on croit, que l’on imagine.

ni queue ni tête (6)

Le plaisir d’être là, présent derrière ces mots est inégalable. Les mots qui s’enchainent cachaient jusqu’à il y a peu un être, humain. Les histoires qui se créaient, qui se déroulaient cachaient des individus qui les avaient vécues ou qui les avaient inventées. Écrire est un témoignage de présence au monde, un moyen sûr d’être là, en vie. Il y a d’abord un premier mot, puis les autres s’amoncellent, les uns derrières les autres. Cet espace est réel, entre soi et soi, il existe, il prend forme. Il est aimé, ou pas, ça n’a aucune importance. Ce qui est intéressant, c’est de savoir qu’un être, en chair et en os, a le désir de raconter quelque chose, une histoire, avec ses mots, ses émotions, ses doutes et ses croyances. Son imagination est vivante. Ce n’est pas un artifice. Une confession. Maintenant le doute existe, l’être n’est plus indispensable derrière les mots. Ils peuvent s’afficher, se dérouler et vous éblouir aussi. Une devinette sans fin, une suite mathématique, un algorithme. L’être humain n’est plus. Mais, le plaisir d’être là derrière ces mots est toujours là. Il est là, si on est là, présents, prêts à les coucher sur papier ou sur clavier. Créer c’est croire que l’on existe vraiment. Peut-être.

ni queue ni tête (5)

Le passage des saisons réveille année après année les souvenirs oubliés. Ils surgissent, sans crier garde. Ils vous attaquent sans vous ménager. Un rien les ravive, et ce rien n’est ni visible ni perceptible. Il est là, enfoui au plus profond de vous, à l’affût, prêt à se déchainer à la moindre occasion. Où se cache-t-il ? Dans quel monde a-t-il élu refuge ? Et d’ailleurs, pourquoi disparaître si longtemps pour apparaître à l’improviste, avec sa ribambelle d’effets incontrôlables ? Qui est le maître ? Existe-t-il un guide qui vous enseigne à mieux appréhender les souvenirs et leurs effets ? Il n’existe pas de frontière, de séparation, tout est là, à la même place. Il suffit de réécrire ce qui a déjà été écrit, de vivre à nouveau, légèrement différemment, en décalage ce qui a déjà été vécu. Le souvenir est plus doux, ses angles plus arrondis, son odeur légèrement plus légère, son goût plus fin. Un voile s’est inséré délicatement, un voile qui ne transforme pas la réalité, il la magnifie. Ce qui est intrigant, c’est le moment, l’espace où il se révèle à soi. Le déclic, le déclencheur. Où se situe le signal ? Comment se déclenche-t-il ? Il n’y a qu’un moment qui s’éternise minute après minute, seconde après seconde. Cette minute qui chasse l’autre, et ce moment infini qui perdure. Que s’est-il passé entre temps ? A-t-on été là à chaque instant ? Est-on encore là maintenant à cet instant ? Se déplace-t-on au même rythme ? Où se situe le flux, le passage ? en soi ou autour de soi ? Où est-on quand nous ne sommes pas ancrés dans le moment présent ? Que s’est-il passé quand on n’a pas réalisé ce que l’on a vécu, ce que l’on vient de vivre ? Ou ce moment est-il allé se réfugier ? A-t-il disparu à jamais de soi? Combien de moments a-t-on enfermés dans nos oubliettes ? Une voix, un regard, une odeur, une main posée sur une autre main pour retrouver la vie. Est-ce cela vivre ? Un sens, seulement un sens pour revenir à la surface.

ni queue ni tête (4)

Sans rien dire, il a laissé le temps filer devant lui sans prendre garde non plus qu’il ne pourrait plus rien y changer. S’en était-il rendu compte ou s’était-il laissé porter, d’un événement à l’autre, d’une heure à l’autre, d’un jour à l’autre. D’une vie à l’autre sans faire une étape dans la sienne. Sa vie importait peu finalement, si la vie autour allait bien, tout allait bien. L’équilibre incertain d’une vie difficile à maîtriser quand on n’en connaît pas les règles est très précaire. Il pourrait presque se transformer en un mensonge. Mais le temps filait encore et encore. Était-il conscient qu’il était le temps ? Il était présent, il était le présent, ça il l’avait compris. Pas facilement, il ne comprenait jamais rien facilement, seule son intuition le guidait et lui permettait de comprendre ou de deviner. Il passait son temps à se tromper tout en pensant que sa décision était la meilleure. Plus il avançait, plus le temps filait et moins il lui en restait du temps. Ça, il l’avait compris ou deviné, il ne se souvient plus. Sa mémoire est si sélective qu’il oublie tout. Il se concentre seulement sur ce qui l’empêche de dormir, peut-être pour gagner du temps sur la vie. Être fatigué faisait partie de son éveil. Il le fallait. Cela ne l’aidait pas à avancer. Il craignait que sa vie se complique. Elle aurait dû devenir simple et honorable. Il n’aurait pas dû se poser tant de questions, surtout maintenant après tout ce temps passé à avancer. S’était-il trompé de chemin, avait-il pris une mauvaise direction, avait-il dévié à un moment ou un autre sans s’en rendre compte? Il aimerait revenir à ce point où tout a basculé. Quand? Comment ? Pourquoi ? Où était-il ce jour-là ? Où était-il quand il a perdu le contrôle ? Où s’est-il échappé ? Est-il encore accessible quelque part? Le temps ne l’a pas aidé à se retrouver, il s’est tut le temps, il n’a rien dit. Il ne dira rien non plus sur les jours à venir s’il en reste. Il se rappellera qu’un jour il s’est tout de même posé ces questions. Il aurait aimé être là ce jour-là. Pour en parler. Pour se voir aussi. L’idéal aurait été qu’il puisse se connaître et se rencontrer. Ce n’est pas prêt d’arriver à la vitesse à laquelle tout défile autour de lui, il n’y a presque plus aucun risque que cela survienne, même s’il ne peut ni l’affirmer ni le confirmer. Il continuera le temps qui lui sera accordé à se poser encore et encore ces mêmes questions, et se répétera les mêmes réponses car il ne sait en trouver d’autres.

ni queue ni tête (3)

Ce n’est jamais bon le moment. Il ne faut pas se leurrer, le bon moment ne se révèle jamais au grand jour. Il y a le moment, présent. Et sur le moment, on se sent bien, moyennement bien ou pas bien. Et voilà où se trouve le fameux bon moment. Les frontières sont ténues. Si l’esprit ne passait son temps à nous jouer des tours on pourrait peut-être s’attarder un petit peu sur le moment vécu. Le seul qui existe, le moment présent, pas le rêvé, l’imaginé. Il suffirait d’observer et de sentir, et pourquoi pas d’écouter. Le moment c’est ça, voir sentir écouter. Toucher relève presque du miracle, de l’au delà. Prendre des forces pour être là, ne se résume pas à un rêve éloigné. Nous sommes impatients, inquiets, agités. Nous nous fâchons, nos mots se tendent sans réfléchir. Les agressions se répètent, de toutes sortes. Elles s’accumulent, vont et viennent, s’enfoncent au plus profond de l’âme. L’esprit attaque sa proie. Il se régale de nous voir douter et de perdre pied. C’est toujours le bon pour lui d’attaquer, de revenir à la charge avec ses idées virtuelles qui n’existent pas mais qui entrent en toi. L’esprit ravage tout sur son passage. L’espoir de croire, l’espoir de se savoir plus fort. Plus fort que quoi? Plus fort que qui ? Il n’y a que toi et moi et tu ne sais pas qui je suis puisque tu n’existes pas. Se battre est une issue. Mais en est-on si sûr? Ne pas rester sans rien dire, ne pas se sentir humilié, ne pas réagir. Laisser passer, flâner puis essayer de retirer le poids de ces pensées qui pèsent si lourd. Que rien ne vous empêche de dormir, cela n’en vaut pas la peine. Ne vous fatiguez pas, laissez-vous aller, vous n’avez pas la solution, elle n’existe pas. Elle s’imposera d’elle-même, ou pas d’ailleurs. Mais ce sera la conclusion, la solution. Il se passera quelque chose qui fera que ce sera terminé, que l’on n’en parlera plus, que l’on n’y pensera plus. Car, c’est ça qu’il se passe. Oui, c’est cela. Quoi qu’il se passe, cela finit toujours par se terminer, par s’oublier, par disparaître. Ça apparaît puis ça disparaît. Sans fin. Ne pas souffrir de ce que l’on ne contrôle pas. Ne pas croire, un seul instant, que l’on peut changer quelque chose. On ne changera rien à ce que l’esprit aura décidé d’exposer. Il agit seul, sans contrôle. Il se faufile, sournoisement. C’est sans doute pour cela qu’on l’appelle encore parfois le mauvais esprit. Il n’est pas mauvais, il n’est simplement pas bon. Être libre, être là. Écrire est physique, penser est une folie incontrôlable. Anticiper une absurdité. Croire un soulagement, une illusion donc. Ne pas se laisser malmener par l’esprit. Avoir la volonté de lutter contre ses pensées. Avoir la volonté d’être, pleinement, là. Sans jamais oublier de se rappeler que c’est ici et maintenant, et non ailleurs et plus tard. Ailleurs et plus tard n’existent pas. Ils ont disparu au moment où ils sont apparus. Ailleurs et plus tard n’existeront jamais, il y aura toujours un ici et maintenant.

Être conscient de cela, c’est une première étape, essentielle. Vitale.

ni queue ni tête (2)

L’idée n’a jamais été d’abandonner. Ni l’écriture. Ni le reste, difficile à représenter. Seulement, parfois, on pense qu’il faut arrêter quelque chose pour être meilleur ailleurs. Meilleur ailleurs. C’est où d’ailleurs ailleurs ? On se persuade que cela n’a pas d’importance, qu’il est plus judicieux de se concentrer sur une chose, une seule chose, que l’on ne doit rien laisser passer, rien qui ne soit autre que ce que l’on est censé faire. Accomplir. Et puis, on finit par y croire, par se croire, et on finit aussi par ne plus rien voir. On avance dans le noir et tout est clair pour ceux qui sont autour de vous. Pourquoi avoir des doutes s’il est possible de ne penser à rien? On peut se défaire de sa pensée, on peut aussi réfléchir le moins possible ou essayer de réfléchir inutilement, pour le faire croire. Faire croire pour ne pas se poser de questions, ni les bonnes ni les mauvaises. Éviter de s’attarder sur ce qui faisait vibrer avant, avant quoi ? Avant de s’être élancé dans cette course perdue d’avance. Celle que l’on avait vu se dessiner dans les yeux des autres. Et pourquoi pas ? Ne réfléchis pas, fonce. Essaie d’avancer, un peu plus vite, ne perds pas le rythme, regarde-le, regarde-la, tu vois quand même, tu vois bien que c’est le chemin à suivre. N’oublie pas de faire comme lui, comme elle. Ils pourraient t’aider peut-être. T’aider à quoi d’ailleurs. Tu sais très bien ce que tu as faire mais que tu ne fais pas ou plus. Tu ne veux plus te faire croire que tu n’es pas responsable. Bien sûr que si tu l’es. Ne crois pas tes fantômes, ceux qui te réveillent dans ton sommeil. Ils sont comme eux. Ils te guident là où tu ne veux pas aller, là où tu n’as jamais voulu aller. Mais il le faut. Il faut y aller pour voir, pour le croire. Après tu décideras. Après, peut-être, tu te décideras. Oui, tu apprendras peut-être à te décider. Et tu seras meilleur, meilleur ailleurs.

ni queue ni tête (1)

Le sens n’est pas important.

Il naît pas important et il n’est pas important.

Cherchons l’espace qui se situe entre le réel et le rêve. Asseyons-nous, fermons les yeux.

Comment est-on arrivé là ? Je n’ai pas eu l’impression de suivre le chemin tracé, et puis il devait être là, je ne me suis pas distingué de la voie ouverte mais pas claire.

Il n’y a pas de sens, ni commun ni bon. Il n’y a seulement pas de sens. On ne voit plus rien, ni devant nous, ni derrière nous.

On a oublié que l’autre, quelqu’un différent de soi, pouvait être là.

On s’est perdu sur le chemin qui ne mène à rien. Mais, comment a-t-on fait ?

On n’aurait pas dû se perdre. On ne pouvait pas se perdre. Pas avec ce que l’on nous avait dit ou appris.

On devait écouter, observer et comprendre.

On devait y arriver. C’était sûr.

Et puis on s’est perdu.

De vue. De vie.

On a trébuché.

Ensemble je crois. Je n’étais pas seul lorsque j’ai trébuché.

Messages entre amis

En fait, j’essaie surtout de ne pas trop me compliquer la vie pour le moment et de prendre les choses telles qu’elles viennent.

J’apprends.

Après, mes souhaits, mes envies j’essaie de ne pas trop y faire attention, comme ça pas de faux espoirs, ni de déceptions.

Il y a des trucs positifs, donc je me concentre sur eux. Le reste, j’essaie de laisser filer et de ne pas trop m’y attarder.

J’essaie de ne plus croire à mes insatisfactions. La vérité, c’est dur, mais j’essaie quand même et puis ça passe.

C’est drôle, depuis hier, ton mot m’a fait vachement réfléchir : «J’espère que pour toi ces changements sont positifs !»

Merci, car il fallait vraiment que je me pose la question simplement.

J’ai partagé avec toi ma réponse du moment, je crois que c’est celle qui se rapproche le plus de la réalité.

le ciel autour

Ils regardaient le ciel, lui à México, elle à Tokyo.

Deux paires d’yeux levés vers la même voûte, mais séparés par la courbe de la Terre, le décalage horaire, et tout ce qui fait que deux êtres ne peuvent jamais vraiment habiter le même instant. Pour lui, c’était un crépuscule orangé aux nuages effilochés comme des cheveux d’anges ; pour elle, une aube teintée de bleu pâle, de ces matins où l’on ne sait jamais si la nuit a vraiment pris fin.

Vincent vérifiait machinalement ses notifications tout en observant le ciel. Son pouce glissait sur l’écran par automatisme, ce geste répété mille fois par jour, devenu aussi inconscient que la respiration. Un point lumineux attira son attention — pas dans le ciel, mais sur l’écran. Une réponse à son message sur la fragilité des marchés émergents. « @ClaireP : Les économies, comme nos existences, oscillent entre l’éphémère et l’éternel, suspendues sur le fil du hasard et de la nécessité. »

Il souleva un sourcil. Une phrase étrangement précise, comme si elle avait été écrite pour lui seul. Une professeur française, selon sa biographie. Comme lui, en voyage, mais à l’autre bout du monde.

Les jours suivants s’écoulèrent dans une routine confortable mais creuse. Vincent enchaînait les réunions avec des investisseurs mexicains, parlait de projections financières, de rendements, de prises de risque, tandis que ses collaborateurs prenaient des notes avec une attention variable. Entre deux rendez-vous, il vérifiait son téléphone. Les messages de Claire étaient devenus des fenêtres dans sa journée, des trouées de lumière dans le pragmatisme implacable de son quotidien.

« J’ai rêvé de toi hier, » lui écrivit-elle un soir. « C’est étrange de rêver d’un visage qu’on n’a jamais vu. »

« Comment étais-je ? » demanda-t-il.

« Tu avais des yeux comme des miroirs borgésiens. Je pouvais me voir dedans, mais pas toi. J’écris justement un essai sur les doubles et la fragmentation du moi. »

Ce soir-là, il s’endormit pensant à elle et se réveilla avec l’impression d’avoir écrit toute la nuit, bien qu’aucun mot ne fût couché sur le papier.

Les frontières commencèrent à s’estomper doucement. Souvent, les messages arrivaient avant même qu’il n’ait formulé ses questions. Parfois, il trouvait des pages manuscrites sur son bureau, remplies d’une réflexion sur l’identité qu’il n’avait jamais écrite, dans une écriture qui n’était pas la sienne mais qu’il reconnaissait d’instinct.

Un matin, il trouva un exemplaire du dernier livre de Claire posé sur son oreiller. Impossible, songea-t-il, impossible puisque l’ouvrage n’était pas encore paru, qu’elle lui en avait seulement parlé la veille. Quand il tendit la main, le livre se dissipa comme une brume d’encre.

« Je crois que je perds la raison, » écrivit-il à Claire.

« La raison est surestimée, » répondit-elle instantanément. « Comme l’écrivait Bataille, c’est une mince couche de vernis sur l’océan du mystère. »

Vincent commença à noter les coïncidences. Les concepts qu’elle développait apparaissaient ensuite dans ses présentations professionnelles sans qu’il ne se souvienne les y avoir intégrés. Des objets se déplaçaient dans son appartement. Un carnet rempli de notes, encore ouvert, qu’il ne se souvenait pas avoir rédigé. Des citations de Merleau-Ponty et Bachelard griffonnées dans les marges de ses rapports trimestriels, d’une écriture qui n’était pas la sienne.

Une nuit, il se réveilla en sursaut. Une silhouette se tenait près de la fenêtre, contemplant la ville illuminée. Quand il alluma la lampe, il n’y avait personne. Mais l’empreinte d’un corps sur les draps à côté de lui était encore tiède, et un parfum subtil qu’il reconnaissait flottait dans l’air.

« Je crois que nos esprits communiquent au-delà des mots échangés sur cette plateforme, » écrivit-il à Claire.

« Nos esprits ? Ou nos âmes ? » répondit-elle. « Peut-être que c’est dans la réalité prosaïque que nous sommes séparés, et dans l’espace métaphysique que nous sommes enfin réunis. »

Lors d’une réunion cruciale avec un client important, il se surprit à citer Kierkegaard et Levinas pendant dix minutes. Ses collègues le regardèrent avec inquiétude. Il n’avait jamais étudié la philosophie.

À Tokyo, Claire trouvait des contrats financiers annotés sur son bureau. Elle respirait l’odeur d’un café de spécialité mexicain sans jamais en avoir commandé. Ses rêves étaient peuplés de chiffres, de graphiques, toujours des projections qui s’entremêlaient à ses réflexions philosophiques.

Un jour, sans aucune explication, les messages de Claire cessèrent. Son profil s’évanouit. Comme si elle n’avait jamais existé. Vincent chercha frénétiquement, contacta la plateforme, mais personne ne trouva trace d’un compte à ce nom, ni d’une professeur française nommée Claire dans les bases de données universitaires de Tokyo.

Il acheta un billet pour Tokyo. Dans l’avion, il se demanda s’il n’était pas en train de poursuivre un fantôme. Mais les mots qu’ils avaient échangés étaient bien réels, imprimés dans sa mémoire avec la netteté d’une gravure.

À l’aéroport de Narita, il sentit une présence familière. Un sentiment d’intuition philosophique le guida à travers la foule, comme un fil invisible qu’il suivait, comme dans un rêve lucide.

Cette intuition le conduisit devant une femme qui regardait le ciel à travers la grande baie vitrée. Elle se tourna vers lui lentement, comme si elle l’attendait depuis toujours.

Mais ce n’était pas Claire. C’était lui-même, dans un miroir qui n’existait pas, avec des traits légèrement différents, plus doux, plus féminins, mais incontestablement les siens.

« Nous sommes les deux moitiés d’une même conscience, » dit son reflet. « Le pragmatique et la métaphysique, l’action et la contemplation, séparés par des mondes parallèles, réunis par des fissures dans la réalité. »

Quand il tendit la main, leurs doigts se touchèrent à travers une membrane invisible. Une décharge violente parcourut son corps. Le terminal de l’aéroport vacilla. Les gens autour d’eux semblaient ralentir, puis s’immobiliser complètement.

Elle comprit alors. Il n’y avait jamais eu de Vincent. Ou peut-être n’y avait-il jamais eu de Claire. Peut-être n’étaient-ils que les fragments d’une conscience éclatée à travers des dimensions différentes, cherchant à se reconstituer. Une illustration vivante de sa propre théorie sur la dualité de l’être et la quête de complétude.

Le monde autour d’eux commença à s’effacer, pixel par pixel, comme une image numérique qui se dégrade.

« Tout n’est qu’absparition, » pensa-t-elle avant de disparaître.

note

Regarder le ciel,
Penser à vous.

Joyeux Noël à toutes et à tous.
Ici ou ailleurs.

Toutes mes pensées,
à celles et ceux
que j’aime.

note

L’esprit rationnel et cartésien m’a tué

note

On se fatigue de s’excuser.

Françoise Sagan

note

Plus personne ne sait dire non.

Être. Là.

Être vivant,
Être mort,
Être.

Là.